Introduction
Au cours des dernières décennies, la statistique sanitaire historique n’a guère préoccupé les esprits, dans notre pays. Mais depuis le milieu des années 1980, la progression inexorable du SIDA (syndrome d’immunodéficience acquise) nous rappelle avec insistance les ravages que peut faire une maladie infectieuse tant qu’on ne possède pas de remède efficace. Par ailleurs, certaines maladies que l’on est en principe capable de guérir depuis longtemps continuent à faire de nombreuses victimes. Ainsi, l’épidémie de poliomyélite qui a frappé la Hollande en 1993 montre que seule une résistance active permanente empêche le retour de spectres que l’on croyait bannis à jamais. Il suffit de jeter un coup d’œil hors des frontières de notre continent pour se rendre compte des défis énormes que la médecine doit relever de nos jours encore. En fait, la variole est la seule maladie que l’on peut considérer comme éradiquée à l’échelle de la planète. Rappelons que la Suisse – dont la population ne se fiait pas trop au vaccin antivariolique – connaissait encore des épidémies de variole au cours des années 1920. D’autres maladies infectieuses telles que le choléra, le typhus, la pneumonie et la fièvre puerpérale, mais aussi la rougeole, la scarlatine et la rubéole, qui frappent surtout les enfants, ainsi que la diphtérie et la coqueluche (que le peuple appelait des «anges exterminateurs» même au début de ce siècle), et enfin la tuberculose, un des pires fléaux du 19e siècle et du début du 20e, ont perdu l’importance qu’elles avaient dans la statistique des causes de décès. Toutefois, on pourrait affirmer qu’elles ont simplement été remplacées par de nouvelles maladies engendrées par la civilisation, telles que le cancer ou les troubles circulatoires. Dans ce contexte, il faut évidemment tenir compte du fait que l’espérance de vie (celle des jeunes en particulier) a énormément augmenté entre 1890 et 1990 (voir le tableau D.1.). Pour cette raison, il importe de faire preuve de prudence en interprétant l’évolution quantitative, au cours d’une longue période, d’une maladie définie de manière floue telle que la sénilité. Cette remarque s’applique également aux analyses statistiques des décès dus aux troubles circulatoires ou au cancer qui portent sur une longue période. Il faut se demander dans quelle mesure le fait que certaines maladies étaient moins fréquentes il y a cent ans que de nos jours découle de la différence entre notre espérance de vie et celle du 19e siècle, beaucoup plus faible.
Ce chapitre n’est pas une description historico-statistique de la santé publique. Il traite uniquement de la situation épidémiologique de la Suisse aux 19e et 20e siècles. Nous avons donc renoncé à indiquer des données sur l’évolution du coût de la santé, sur le nombre de patients soignés dans les différents hôpitaux, sur la progression du nombre des membres des caisses-maladie, etc. Nous nous sommes concentrés sur trois domaines, le personnel médical, les maladies enregistrées officiellement et les causes de décès. C’est ce dernier sujet que nous avons étudié de la manière la plus détaillée, vu les données disponibles. Les commentaires ci-dessous correspondent à cette structure tripartite asymétrique.
Personnel médical
Au cours du 19e siècle, la gamme des professions médicales s’est réduite à vue d’œil: les barbiers, les tenanciers de bains publics et autres personnes prodiguant des soins ont été remplacés peu à peu par des médecins qui avaient fait des études et dont les connaissances avaient été contrôlées par une commission cantonale. Les informations fournies par les autorités cantonales sur le personnel médical des années 1810 à 1860 ne sont guère comparables, la définition des différentes professions variant d’un canton à l’autre. Au fil des ans, les cantons se sont rendus compte que cette situation ne pouvait plus durer. Alors que certains d’entre eux s’étaient déjà mis d’accord sur la reconnaissance mutuelle des diplômes de médecine, Zurich, Berne, Schwytz, Glaris, Soleure, Schaffhouse, Appenzell Rhodes-Extérieures, Saint-Gall et Thurgovie ont signé, en 1876, un concordat garantissant au personnel médical la liberté d’établissement. Par la suite, ce concordat a été signé également par les cantons de Bâle-Campagne, de Lucerne, d’Uri, de Zoug, d’Appenzell Rhodes-Intérieures, d’Argovie, de Neuchâtel et des Grisons. D’autres cantons, par contre, ont conservé leur législation, restant en dehors du concordat et permettant ainsi au personnel médical banni des cantons signataires d’exercer sa profession sur leur territoire.
Au plan fédéral, la liberté d’établissement du personnel médical est réglée, depuis 1877, par une loi autorisant les détenteurs d’un diplôme fédéral à exercer leur profession sur tout le territoire national. En 1886, on a étendu cette loi (qui ne concernait initialement que les médecins, les pharmaciens et les vétérinaires) aux dentistes. Précisons qu’elle accordait la liberté d’établissement également aux personnes possédant un diplôme du concordat de 1867 ou un titre cantonal équivalent. Par la suite, en vertu des accords conclus par la Suisse avec l’Empire allemand (1884), la principauté du Liechtenstein (1885), l’Autriche-Hongrie (1885), l’Italie (1888) et la France (1888), des médecins étrangers ont pu exercer leur profession librement en Suisse aussi.
De toute évidence, cette évolution a beaucoup profité à la qualité de l’enregistrement statistique du personnel médical. Avant le début du 20e siècle encore, on a vu naître en effet une statistique annuelle fort fiable, ventilée par cantons, sur le nombre des médecins pratiquants. Nous sommes aussi en mesure d’établir, depuis 1890 environ, des séries chronologiques montrant comment le nombre des pharmaciens et des dentistes a évolué. Les autorités semblent avoir eu de la peine, en revanche, à enregistrer correctement les vétérinaires. Les sages-femmes, enfin, figuraient généralement parmi le personnel médical, aux côtés des médecins, des pharmaciens, des dentistes et des vétérinaires, dans les rapports du 19e siècle des médecins des services de santé cantonaux. Mais l’Annuaire statistique de la Suisse n’en a indiqué l’effectif que jusqu’en 1928. Pour les décennies suivantes, nous ne possédons que les données des recensements de la population des années 1930, 1941, 1950, 1960, 1970 et 1980, qui indiquent le nombre des sages-femmes indépendantes et celui des sages-femmes salariées.
Maladies déclarées à la police
En 1886, le peuple suisse a approuvé la proposition de rendre obligatoire la déclaration des «épidémies mettant en danger la société». A l’origine, ce terme s’appliquait à quatre maladies seulement, à savoir la variole, le choléra, le typhus exanthématique et la peste. Mais déjà une année plus tard, on a décidé d’étendre l’obligation de déclarer à une série d’autres maladies contagieuses, et au bout de quatre ans, on s’est mis à publier les informations communiquées par les cantons dans le Bulletin hebdomadaire démographique et sanitaire suisse, ancêtre du bulletin que publie aujourd’hui l’Office fédéral de la santé publique. En dépit des tournants de 1886, de 1887 et de 1891, les données officielles sur les épidémies ne donnent, dans le meilleur des cas, qu’une idée vague de la
situation réelle. Ce manque de fiabilité de la statistique suisse de la morbidité de la fin du 19e siècle résulte probablement en premier lieu de la faible densité de médecins, de l’exécution négligente des relevés et des diagnostics peu précis. Par ailleurs, on sait qu’au cours des décennies suivantes, le taux d’erreurs de l’enregistrement des maladies a considérablement diminué. Il est donc évident que la baisse de la morbidité ait été nettement plus forte (du moins en ce qui concerne certaines maladies), pendant le siècle considéré, que la statistique ne l’indique. Nous ne voulons toutefois pas dire que les données en question sont inutilisables. Si on les interprète avec la prudence requise, elles permettent parfaitement de se faire une idée approximative de l’évolution de la morbidité, pour certaines maladies, au cours des cent dernières années.
On ne saurait, hélas, en dire autant de la statistique hospitalière suisse, ni surtout des données enregistrées par les médecins individuels. Aujourd’hui encore, la statistique de l’Association suisse des établissements hospitaliers (ASEH) se fonde sur la collaboration volontaire de quelques centaines d’hôpitaux qui ne sont guère représentatifs. En ce qui concerne les relevés faits par des médecins individuels, ils ne sont simplement pas assez nombreux pour servir de base à une extrapolation cantonale, voire nationale.
Causes de décès
En élaborant la première statistique nationale des causes de décès, la Commission suisse des médecins s’est inspirée de l’exemple de l’Angleterre, qui avait créé une statistique de ce type en 1836 déjà. Elle a obtenu, en 1875, que l’Assemblée fédérale charge le Bureau fédéral de statistique de compléter la statistique annuelle des naissances, des mariages et des décès qu’il établissait depuis 1867 par des informations sur les causes de décès attestées par les médecins. Aucune obligation d’établir, sur tout le territoire suisse, des actes de décès définissant la cause principale du décès n’a toutefois été instaurée: les médecins ont simplement été priés en termes vagues de le faire «dans la mesure du possible».
Avant 1875, l’attestation médicale des causes de décès était obligatoire dans un petit nombre de cantons seulement, à savoir Zurich, Bâle-Ville, Neuchâtel et Genève. Une comparaison intercantonale des décès ventilés selon leurs causes n’aurait pas beaucoup de sens pour les années 1850, 1860 et le début des années 1870, car la Suisse ne possédait pas de nomenclature uniforme des causes de décès jusqu’en 1875. T out au plus la courbe des personnes mortes d’une maladie donnée dans différents cantons pourrait faire l’objet d’une interprétation statistique. Nous avons établi des séries chronologiques de longueur et de qualité inégales pour les cantons de Zurich, de Schwytz, de Glaris, de Soleure, de Bâle-Ville, de Schaffhouse, d’Appenzell Rhodes-Extérieures, de SaintGall, de Thurgovie et de Neuchâtel en exploitant soit les rapports annuels de gestion du conseil gouvernemental ou du médecin du service de santé, soit d’autres sources considérées comme suffisamment fiables.
On ne saurait toutefois comparer sans autre ces séries de la première moitié du 19e siècle avec les données publiées dans les «Livraisons statistiques» à partir de 1876. Les désignations des maladies ont en effet beaucoup changé entretemps, et surtout, des termes traditionnels tels que «fièvre biliaire», «fièvre muqueuse» ou «enflure du cou» se fondaient sur une conception de la médecine avec laquelle la nomenclature établie par la suite, sur la base de connaissances plus poussées, n’a plus rien de commun. Illustrons cette évolution par deux exemples particulièrement éloquents: le terme allemand de «Typhus», qui signifie maintenant «fièvre typhoïde», désignait au 19e siècle pratiquement toutes les maladies caractérisées par des troubles de la connaissance et des problèmes gastro-intestinaux. Ce que les médecins des services de santé zurichois et thurgovien nommaient «Wassersucht» (sens moderne: «hydropisie») dans leurs rapports des années 40, 50 et 60 du siècle dernier n’est certes pas une toxicomanie (sens habituel de «Sucht») rare, combattue si efficacement qu’elle a disparu de la statistique des causes de décès dans sa version révisée de 1876: ce terme désignait simplement certains symptômes qui se manifestent notamment lors de maladies du cœur et des reins ou de carences alimentaires chroniques.
Une comparaison entre la statistique des causes de décès publiée par le Bureau fédéral de statistique et des statistiques cantonales antérieures pose en revanche moins de problèmes si elle porte sur les personnes mortes pendant ou après l’accouchement, sur la tuberculose pulmonaire ou un certain nombre de maladies épidémiques aiguës. Les données concernant les personnes qui ont péri de mort violente (suicide, accident, meurtre ou homicide), elles, sont comparables à coup sûr.
Il ressort de la statistique des décès sans certificat ou diagnostic précis que même après 1875, l’enregistrement des causes de décès restait très lacunaire dans certains cantons. Le Bureau fédéral de statistique a consacré, dans le cadre de sa série de publications «Mariages, naissances et décès», trois grandes études aux causes de décès. Dans une de ces études, il décrit les ennuis causés aux fonctionnaires fédéraux par des certificats de décès remplis par des médecins arrogants et traités par des officiers de l’état civil ignorants. L’illisibilité proverbiale des écritures de médecins était l’un des grands problèmes, auquel s’ajoutait l’obstination de certains médecins à désigner en latin seulement les maladies qu’ils considéraient comme causes de décès. En outre, les médecins de certaines régions (le Valais en particulier) étaient peu enclins à collaborer; de ce fait, le pourcentage des causes de décès non attestées ou mal définies atteignait, dans les cantons en question, des valeurs records. Précisons toutefois que cette proportion, qui paraît exceptionnellement élevée même dans un contexte international, s’explique aussi par le fait que la Suisse (contrairement à de nombreux autres pays) exigeait un certificat de décès officiel, établi par un médecin.
C’est aux officiers de l’état civil qu’il incombait de mettre au net les informations fournies par les médecins et de les communiquer au Bureau fédéral de statistique. Là, on constatait souvent que le latin médical leur avait posé des problèmes; certaines listes comprenaient en effet des maladies qui ne figuraient pas dans la nomenclature officielle des causes de décès. Le Bureau faisait des contrôles ultérieurs dans l’espoir d’éliminer de la statistique globale les conséquences de ces fautes. Il y serait peut-être parvenu s’il n’y avait eu une quatrième source d’erreurs, malheureusement impossible à détecter: la fiabilité du diagnostic. Il ressort d’études récentes qu’il n’est pas rare que l’autopsie montre qu’une personne n’est pas morte de la maladie indiquée par son médecin. On peut donc imaginer combien les erreurs ont dû être nombreuses il y a cent ans, en matière de définition des causes de décès.
En ce qui concerne les causes de décès établies correctement, il faut s’interroger sur la présence éventuelle d’une autre maladie qui aurait été fatale à long terme aussi. Combien de victimes d’accidents mortels souffraient de tuberculose? Quel est le pourcentage de cancéreux décédés «prématurément» lors d’une épidémie de fièvre typhoïde? Le désir de mettre fin rapidement à un mal incurable est-il à l’origine d’un nombre de suicides insignifiant ou, au contraire, significatif?
Il existe une autre raison encore d’utiliser la statistique des causes de décès avec une certaine prudence. Comme les informations sur les naissances, les mariages et les divorces (cf. le chapitre C.), celles qui concernent les personnes mortes d’une maladie donnée se rapportent à la population résidante depuis 1890; de 1876 à 1890, elles se référaient à la population présente. Pour les villes grandes et moyennes, le Bureau fédéral de statistique a publié, en 1889 et en 1890, deux tableaux, l’un indiquant le lieu de séjour des personnes décédées et l’autre leur domicile. En les comparant, on constate que dans le cas de certaines maladies, les chiffres diffèrent considérablement.
L’interprétation des tableaux du présent chapitre n’est donc pas évidente du tout. Mais ce n’est pas une raison de condamner intégralement la statistique suisse des causes de décès de la fin du 19e et du début du 20e siècles. Même si de sérieuses réserves s’imposent, elle présente un intérêt indéniable et elle est utilisable. Il serait d’autant plus injuste de lui dénier toute valeur que le Bureau fédéral de statistique s’est efforcé sans cesse et de manière exemplaire, depuis la parution du premier volume des «Livraisons statistiques», d’améliorer la qualité de ses relevés. Ainsi, il a remanié complètement la nomenclature des causes de décès en 1901. A la même époque, il a introduit des fiches de décès anonymes pour couper court à l’objection que la désignation précise de la cause de décès, sur les certificats, violait le secret médical.
Au cours de la première moitié de ce siècle, la nomenclature des causes de décès a été révisée lors de chaque recensement de la population. En 1960, elle n’a plus été modifiée, car on envisageait déjà la possibilité d’adopter l’«International Code of Diseases» (ICD). Ce projet s’est réalisé en 1970. Depuis cette date, la statistique suisse des causes de décès se distingue par sa comparabilité internationale. Avec ses quatre chiffres, la nouvelle nomenclature était évidemment beaucoup moins détaillée que la classification suisse. Pour compenser ce désavantage, on a jouté un cinquième chiffre réservé aux comparaisons nationales. Comme il s’agissait de sa huitième révision, on nomme cette nomenclature, qui est toujours en usage, ICD-8.